Parlons sérieusement de l’Ukraine

Parlons sérieusement de l’Ukraine

On peut mesurer la radioactivité d’un sujet à la liberté de parole accordée aux puissants sur celui-ci. En ce qui concerne l’Ukraine, l’aiguille s’agite violemment : Nicolas Sarkozy, dont on ne peut pas dire qu’il est malmené par les médias dominants, vient d’en faire les frais1Elon Musk avait connu une expérience essentiellement identique en octobre 2022.. Dans une interview donnée au Figaro le 16 août, il a tenu la position suivante :

  • Il serait préférable que l’Ukraine soit un pays neutre qui ne soit aligné ni sur la Russie, ni sur l’Union européenne.
  • Les buts de guerre de l’Ukraine et de ses alliés sont flous, voire irréalistes.
  • La Crimée, dont la population s’est toujours sentie russe, ne sera jamais restituée et son sort devrait être entériné par un référendum sous strict contrôle de la communauté internationale.

Sans compromis, rien ne sera possible, et nous courrons le risque que les choses dégénèrent à tout moment. Cette poudrière pourrait avoir des conséquences redoutables.

Nicolas Sarkozy, 16 août 2023

« Influenceur russe », assène Julien Bayou, « propos honteux » selon Jérôme Poirot, tandis que Mediapart publie sa version commentée de l’interview, où les liens financiers de Sarkozy avec la Russie sont contés par le menu (participation rémunérée à un forum appelé « Russia Direct Investment Fund », contrat de conseil pluriannuel avec Reso-Garantia). Seulement voilà, l’honnêteté intellectuelle, c’est de reconnaître qu’une pendule cassée (voire corrompue) est susceptible de donner l’heure exacte deux fois par jour.

⚠️ Compte-tenu du caractère polémique du sujet, précisons à toutes fins utiles que la rédaction d’ACAB Press n’a aucune sympathie pour le gouverement russe, et condamne sans ambiguïté l’invasion de l’Ukraine. Les lecteurs ne souhaitant pas être exposés à des propos plus nuancés sur ce sujet sont invités à ne retenir que cet encadré.

Relations internationales : l’école « réaliste »

L’un des penseurs qui ont le plus influencé ma compréhension des évènements est John Mearsheimer, professeur de relations internationales à l’université de Chicago. Il est considéré comme l’un des principaux spécialistes de l’approche dite « réaliste » des relations internationales, une vision qu’on peut résumer de la manière suivante :

  • Le système international est composé d’états dont la préoccupation première est l’autopréservation.
  • Ceux-ci interagissent dans un contexte anarchique, dans la mesure où aucune entité supérieure n’est en mesure d’imposer un ordre global.
  • Chaque état agit de manière égoïste et se préoccupe uniquement de ses propres intérêts. Leurs relations sont donc définies par des rapports de puissance.

ℹ️ D’autres écoles de pensée existent, mais c’est celle-ci qui me convainc le plus. Il est important de noter que ma souscription à cette vision ne vaut pas approbation morale. Il s’agit de celle qui m’aide le mieux à comprendre le monde qui m’entoure, pas de celle que j’appelle de mes voeux ou dont je me félicite.

John Mearsheimer

Une longue conférence (en Anglais), filmée en 2015, peu après l’invasion de la Crimée, mérite tout particulièrement d’être visionnée. Dans celle-ci, Mearsheimer avance les idées suivantes :

  • La déstabilisation de la région, qui a in fine conduit à la guerre, est attribuable à la volonté de l’Occident de rattacher l’Ukraine à sa propre sphère d’influence, au détriment de la Russie — en particulier via l’intégration à l’OTAN.
    • Ce point fait toujours l’objet de polémiques interminables. L’Ukraine allait-elle vraiment rejoindre l’OTAN ? La déclaration du sommet de Bucarest, le 3 avril 2008, dit explicitement au point 23 : « L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. »2Le 7 août suivant, la Russie créa deux états tampons à la frontière géorgienne : l’Abkhasie et l’Ossétie du Sud. Cela confirme que l’apparition de nouveaux membres de l’OTAN à côté de son territoire constituait une ligne rouge, comme l’a correctement indiqué Nicolas Sarkozy dans l’interview.
    • Quiconque prétend que la guerre n’aurait pas eu lieu si l’Ukraine avait été intégrée à l’OTAN plus tôt confond cause et conséquence.
  • La Russie considère l’OTAN comme une menace existentielle — et ce de manière sincère, ce que je peux corroborer par ma propre expérience. Que nous, occidentaux, représentions réellement une menace ou non ne change rien à cet état de fait3Nous sommes persuadés que l’Occident est une force pacifique et bienveillante. Le fait est que beaucoup de pays dans le monde ne voient pas les choses de cette manière.. Elle préfère raser le pays plutôt que laisser des bases de l’alliance s’installer à ses frontières.
  • Pour la Russie, la question de l’Ukraine est un intérêt stratégique vital. Cela signifie que l’usage d’armes atomiques deviendrait envisageable en cas de situation désespérée.
  • Comment sortir du conflit ? L’Ukraine doit redevenir un état tampon entre l’OTAN et la Russie. Quant à la Crimée, qui abritait des bases militaires russes avant le conflit et abritait principalement des populations russophones, elle est perdue pour la cause.

Une position quasiment identique à celle exprimée par Nicolas Sarkozy, qui s’était d’ailleurs fermement opposé (avec Angela Merkel) à l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN lors de ce fameux sommet de 20084Le passage cité plus haut, garantissant une adhésion future, avait finalement été imposé par les États-Unis..

Carte des territoires occupés en Ukraine au 13 août 2023 (Le Monde)

Quel processus de paix ?

Une dizaine d’années plus tard, le conflit a franchi un nouveau palier mais l’analyse des causes reste, je crois, valide5Une fois encore, la vision de Mearsheimer ne fait pas l’unanimité. Si vous adhérez à la thèse d’une Russie impérialiste dirigée par un homme anxieux de laisser sa marque dans l’histoire, bon appétit.. Pour approfondir, Jean de Gliniasty (ancien ambassadeur de France en Russie) traite des causes de l’invasion de 2022 dans une vidéo d’Elucid, et une intervention plus récente de Mearsheimer (mai 2023) dresse un bilan de la situation militaire sur le terrain. La conclusion dans les deux cas est que les perspectives de résolution sont inexistantes et que nous nous dirigeons vers un conflit « gelé ».

La bronca qui s’est élevée contre les propos de Nicolas Sarkozy doit être examinée à cette aune. La question des buts de guerre et du processus de paix est particulièrement épineuse, dans un contexte de guerre informationnelle où l’avenir de l’Ukraine dépend de sa capacité à convaincre ses alliés qu’elle peut sortir gagnante de l’affrontement. Ses objectifs sont extrêmement ambitieux :

  • Reconquérir tous les territoires annexés ;
  • Faire en sorte que la Russie ne soit plus jamais en mesure d’envahir un pays voisin à l’avenir (autrement dit, la perte de son statut de grande puissance, voire son démantèlement selon certains) ;
  • Obtenir des garanties de sécurité — une volonté bien compréhensible mais incompatible avec l’idée d’une Ukraine neutre.

Quant au camp occidental, il n’aspire à rien de moins qu’un changement de régime. On imagine mal la Russie, qui a la ferme intention de construire un nouvel état tampon sur les oblasts conquis, restituer les terres. Imaginer un ensemble de propositions qui permettrait aux belligérants de s’asseoir autour de la table relève donc de la quadrature du cercle — sauf à acter que l’Ukraine n’aura pas tout ce qu’elle veut, tant s’en faut.

S’opposent donc deux idéologies contraires. L’une, dominante et moraliste, estime que la Russie de Vladimir Poutine doit être punie et que la moindre concession récompenserait l’invasion. L’autre, pragmatique, affirme qu’il faut en priorité restaurer la paix sur le continent afin de préserver les vies humaines et mettre un terme aux risques d’escalade (nucléaire, en particulier). Qui sait ? D’ici à ce que l’histoire donne raison à l’un des deux camps, ils devraient au moins avoir le droit d’exister dans le débat public. Même dans la bouche de Sarkozy.