Oppenheimer, juste un divertissement

Oppenheimer, juste un divertissement

You think anyone in Hiroshima, Nagasaki, gives a shit who built the bomb? They care who dropped it. I did.

(Croyez-vous que quiconque à Hiroshima et Nagasaki en ait quelque chose à foutre de qui a construit la bombe ? Ce qui leur importe, c’est qui l’a envoyée. Moi.)

Harry S. Truman, dans Openheimer

Cette scène, où le président assassine les remords du physicien et père de la bombe atomique Oppenheimer, survient vers les deux tiers du film. Elle capture sans doute mieux que toute autre le paradoxe du projet : effectivement, dans le fond on s’en fout un peu de l’équipe de chercheurs qui a construit la bombe. Il n’empêche que le film s’appelle « Oppenheimer » et non « Truman ».

C’est une contradiction dont Nolan ne se dépêtre finalement jamais. Le biopic — qui dure tout de même trois heures — se concentre sur la vie du scientifique : ses sympathies, ses ambivalences, son destin. La bombe atomique est omniprésente, bien sûr, mais reléguée au rang de simple MacGuffin. Dans les différentes commissions qui constituent la charpente narrative du film, il est moins question de doctrine que politique à la petite semaine, car le long-métrage se soucie davantage des inimités entre ses protagonistes que des centaines de milliers de victimes.

L’histoire de la bombe H, mais avec un petit « h »

S’il ne m’appartient sans doute pas de juger ce que l’objet du film aurait dû être, il me semble pourtant que le film ouvre le flanc à la critique en ce qui concerne la réalité historique. Deux mises au point importantes s’imposent :

  • Les recherches autour de la bombe atomique sont initialement justifiées par la crainte que l’Allemagne nazie mette au point cette technologie la première. Bien que cela reflète fidèlement les craintes de l’époque, il aurait été utile de préciser qu’Hitler n’a jamais mis en place de programme nucléaire1Une décision motivée par des raisons pratiques : celui-ci doutait que le programme arrive à son terme avant la fin de la guerre..
  • Le film présente le largage des deux bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki comme ayant sauvé la vie de nombreux soldats américains, en précipitant la capitulation japonaise. En réalité, de premiers signes de reddition avaient déjà été détectés et tout porte à croire que la vitrification de 200 000 personnes était tout à fait dispensable2Certains historiens affirment qu’une capitulation japonaise a même été ignorée par les États-Unis afin que la bombe puisse être testée, mais cette version des faits est contestée..

It is my opinion that the use of this barbarous weapon at Hiroshima and Nagasaki was of no material assistance in our war against Japan. The Japanese were already defeated and ready to surrender because of the effective sea blockade and the successful bombing with conventional weapons.

(Je suis d’avis que l’utilisation de cette arme barbare sur Hiroshima et Nagasaki n’a aucunement contribué à notre effort de guerre contre le Japon sur le plan matériel. Les Japonais étaient déjà vaincus et prêts à se rendre en raison de notre blocus maritime et de l’efficacité des bombardements conventionnels.)

Amiral William D. Leahy, 1950 (source)

Avec âme, sans conscience

On pardonne volontiers à Oppenheimer son montage frénétique, où jamais plus de deux minutes ne doivent séparer un conflit, un saut temporel, une punchline ou une explosion. Nul ne l’a forcé à filmer la lente marche de la science, mais Nolan reste Nolan — et il ne fait aucun doute que la perspective d’ennuyer le spectateur le terrifie davantage que l’extinction de l’humanité.

Ce qui passe plus difficilement en revanche, c’est ce fétichisme de la bombe, mythologisée par la métaphore filée de Prométhée, la célébration aveugle du progrès technologique. Devant les scènes de liesse après l’essai Trinity, attend-on vraiment du spectateur qu’il éprouve de la joie ? Oppenheimer jubile de filmer la culpabilité de celui qui a commis un mal nécessaire, mais ne pense pas une seconde à en questionner la nécessité.

C’était peut-être la meilleure occasion depuis la chute du mur de Berlin de remettre la question de la dissuasion nucléaire dans le débat public. Christopher Nolan choisit de botter en touche et renforce le discours dominant. Quel gâchis.