Le vrai débat derrière l’abaya

Le vrai débat derrière l’abaya

Nous avions échappé à la polémique estivale autour du burkini — mais toutes les bonnes choses ont une fin. Le 31 août paraissait au bulletin officiel une note indiquant aux chefs d’établissement qu’en vertu de la loi du 15 mars 2004 (L. 141-5-1 du Code de l’éducation), les tenues de type abaya ne seraient pas admises. S’ensuivit un battage médiatique comme seul le racisme sait en susciter, nourri par un gouvernement trop heureux de réussir une diversion au moment où les températures record rappellent son inaction climatique.

Pour la rentrée scolaire, les caméras du pays étaient braquées sur à peine 300 jeunes filles (dont soixante-sept ont été renvoyées chez elles). 300, c’est précisément le nombre d’individus morts sur les routes en juillet 2023 sans qu’on s’en émeuve outre mesure, comme quoi tout est relatif.

Anatomie d’un débat pourri

Les polémiques de cet ordre relèvent toujours un peu de la même construction : la double contrainte. S’écharper sur l’abaya, c’est opposer liberté individuelle et défense des femmes, liberté de culte et laïcité ; des termes qu’on prendra le soin d’examiner, mais qui demeureront suffisamment chargés émotionnellement pour que prendre parti contre n’importe lequel d’entre eux soit immédiatement disqualifiant.

La seule issue est d’aborder la question par un autre angle. Face à des lycéennes qui veulent s’habiller à leur guise, une partie du corps professoral craint une forme d’emprise. Une position paradoxale : pour protéger les femmes de fondamentalistes religieux qui voudraient leur dicter comment s’habiller, la République se retrouve à faire… exactement cela ? Une pirouette était nécessaire, c’est là que la loi de 2004 entre en jeu.

Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse1Point qui a son importance, le terme n’est pas défini. L’abaya est-elle un signe d’appartenance religieuse, ou le nom donné à une robe lorsqu’elle est portée par une musulmane ? Aux subjectivités de trancher. est interdit.

Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève.

L. 141-5-1 du Code de l’éducation

La question de la défense des femmes, même pas mentionnée, est donc hors sujet. Aux grands féministes la remettant sur la table, on se contentera de souligner qu’à aucun moment, on n’a demandé aux intéressées ce qu’elles veulent et qu’il serait sans doute avisé de commencer par là. La loi sus-mentionnée résulte des travaux de la commission Stasi (ça ne s’invente pas), constituée en 2003 dans l’espoir vain de mettre un terme aux polémiques sur le voile qui saoulaient tout le monde depuis les années 80. L’objectif est d’établir un équilibre entre laïcité et pratique religieuse sans pour autant les hiérarchiser. Pourtant, on comprend assez vite que le mot ostensiblement va toucher avant tout les signes religieux liés à l’Islam.

Faire ses classes.

La passion de l’unité

La promulgation (à la quasi-unanimité) de cette loi scella la victoire d’une certaine idéologie, qui voudrait que le vivre-ensemble ne soit possible qu’à condition que l’individualité soit gommée. L’interdiction des signes religieux sous-entend que ceux-ci sont de nature à troubler la quiétude des environnements scolaires, conduiraient au prosélytisme voire causeraient des heurts intercommunautaires — mais est-ce réellement le cas ? Il y a quelques jours, un argumentaire analogue était déployé pour réchauffer le sujet de l’uniforme scolaire, déjà abordé à plusieurs reprises par une macronie qui ne cache plus ses affects autoritaristes. Il ne faut pas s’y tromper : sous couvert d’arguments humanistes (lutter contre les inégalités sociales, une grande première pour le gouvernement), c’est en réalité la passion très droitière de l’ordre qui s’exprime. Leur fantasme est celui d’une classe en rang d’oignon où chacun se tient droit, buvant les paroles d’un maître à l’autorité restaurée. Le voile, le burkini et l’abaya ne sont qu’un point d’étape.

On comprend soudain mieux ce qui se joue. Il n’est plus question de femmes ni de religion. Nous sommes face à un affrontement idéologique plus profond — unité contre diversité, nation contre individualité, fantasme patriotique contre réalité hétéroclite. La tartufferie éclate soudain au grand jour : ceux qu’on appelle « libéraux », qui avaient fait de la liberté leur valeur cardinale, œuvrent en réalité au projet inverse, celui d’un monde où nous serions seulement libres d’être tous les mêmes. Ils nous font oublier que la laïcité, c’est le projet de faire cohabiter toutes les cultures au sein de notre société, une fin qui ne dit rien de ses moyens.

Si l’enjeu est réellement le vivre-ensemble, en lieu et place d’assimilation forcée, il suffirait d’enseigner la tolérance. Ce qui est sûr, c’est que si nous avions voulu que le gouvernement envahisse nos garde-robes, nous y aurions enfoui du pétrole.