Gaza : la fabrique du consentement à l’œuvre

Gaza : la fabrique du consentement à l’œuvre

Devant l’hystérie qui entoure toute actualité liée au conflit israélo-palestinien, le lecteur avisé peut-être tenté de partir à la recherche de données concrètes. ACAB Press se questionnait il y a peu au sujet de la perception réelle des Français sur la situation au Moyen-Orient. Ces recherches ont conduit à plusieurs articles dans la presse grand public qui reprenaient une étude IFOP1Cette étude semble périodique. Le rapport discuté dans cet article correspond à la 4ème vague, réalisée en juin 2024. La 5ème n’est pas parue au moment où ces lignes sont écrites.… dont les conclusions furent reprises de manière un peu rapide. Bien que cela démontre, si besoin en était, un certain manque de rigueur journalistique, une analyse plus fine révèle qu’il s’agit moins d’un accident que de l’objectif de l’étude.

Une première chose à noter — à leur crédit, les divers journaux le font — est que l’étude en question a été commandée par le CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives). L’organisation ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté juive : elle a été critiquée pour son soutien inconditionnel à Israël, et en 2015 son président avait opéré une sortie de route remarquée en affirmant que la plupart des actes antisémites en France étaient commis par des « jeunes musulmans ». Toujours est-il qu’elle reste un acteur central de la vie politique française, notamment à travers ses dîners annuels où sont conviés la majorité des chefs de partis.

Il ne paraît pas utile de critiquer la méthodologie de l’IFOP2Cela a été fait par d’autres. : échantillon de 1000 personnes dont la représentativité a été assurée par la méthode des quotas. Mais avec pareil demandeur, on peut malgré tout s’attendre à ce que l’étude présente des biais.

Étude de sentiment

Les sondés étaient interrogés sur le sentiment que leur inspire différentes parties prenantes du conflit :

 SympathieAntipathieAucun des deux
Israël30 %15 %55 %
L’autorité palestinienne18 %22 %60 %
Le Hamas4 %54 %42 %

Un problème flagrant apparaît dans les options proposées. L’intitulé « d’autorité palestinienne » est clair ; mais pour Israël, fallait-il comprendre son gouvernement, son peuple, ou le pays dans son ensemble ? Cette ambiguïté lui profite incontestablement : quels auraient été les chiffres si la question avait été posée de manière claire au sujet du cabinet de Netanyahu ? La question inverse amène à des conclusions plus graves : quitte à isoler les autorités locales dans une catégorie à part, pourquoi ne pas avoir posé la question de la sympathie pour le peuple palestinien lui-même ? On devine trop bien que le client ne souhaitait pas obtenir de réponse à cette question.

La question suivante demande de manière encore plus directe : « Vous personnellement, éprouvez-vous de la sympathie pour les Israéliens ? » Les résultats sont mitigés, 53 % exprimant mollement « un peu de sympathie », contre 19 % qui éprouvent beaucoup de sympathie et 28 % aucune3Là aussi l’étude s’abstient pudiquement de mesurer la sympathie envers « les palestiniens ».. Ces chiffres révèlent un soutien en réalité assez mou des Français pour le camp israélien : « ni sympathie ni antipathie » comme « un peu de sympathie » traduisent soit de l’indifférence, soit un sentiment plus complexe qui reconnaît les souffrances causées par l’attaque du 7 octobre 2023 sans pour autant approuver l’ampleur ni la nature de la riposte. Une question plus loin révèle à cet égard que 59 % des personnes interrogées attribuent la responsabilité du conflit aux deux côtés.

Caractérisation des attaques

Les sondés sont ensuite invités à définir si pour eux, l’attaque du 7 octobre 2023 sont…

…des actes terroristes54 %
…des crimes contre l’humanité37 %
…des actions de résistance9 %

Le découpage choisi par cette question laisse à désirer et aurait bénéficié d’options plus nuancées. Pourquoi pas « …est le produit d’une situation historique complexe » ? Les qualificatifs choisis ici relèvent tous du prisme moral et émotionnel (puisqu’on n’attend pas d’une population représentative qu’elle puisse qualifier juridiquement un crime contre l’humanité) et il manque a minima une option plus neutre, qui ne mette pas la personne interrogée dans la position de devoir justifier une attaque sanglante.

Sans surprise, aucune question analogue n’est posée quant à la perception de la réponse militaire israélienne.

Les objectifs de guerre

L’étude cherche ensuite à savoir si « l’objectif affiché par Israël après l’attaque du 7 octobre d’éliminer le Hamas de Gaza est justifié ou pas justifié » :

 Juin 2024Octobre 2023 (rappel)
Total « justifié »56 %65 %
    Tout à fait justifié17 %24 %
    Plutôt justifié39 %41 %
Total « pas justifié »44 %35 %
    Plutôt pas justifié24 %19 %
    Pas du tout justifié20 %16 %


Dans ce cas de figure, la question est moins intéressante que le traitement médiatique auquel elle a donné lieu. Le Figaro se base sur celle-ci pour titrer4On soulignera, au crédit du journaliste, que le contenu de l’article rend compte de l’étude de manière plus neutre, et que le choix des titres revient généralement aux éditeurs ou aux secrétaires de rédaction. : « Les Français soutiennent majoritairement Israël, mais moins qu’en octobre » — une affirmation techniquement correcte (quoiqu’il y ait beaucoup à dire sur cette courte majorité), mais qui commet l’erreur d’amalgamer la volonté d’éliminer le Hamas à un soutien pour Israël. Le Figaro fait ici mine d’ignorer qu’on peut aspirer à une certaine fin sans pour autant approuver n’importe quel moyen — spécifiquement une approche qui cause un nombre record de victimes civiles collatérales. Le JDD, on n’en attendait pas moins de lui, choisit également de concentrer sa couverture sur cette question et ne cite qu’une poignée d’autres chiffres qui illustrent le message recherché. Une approche plus pragmatique du problème aurait consisté à s’interroger sur la probabilité concrète que cet objectif de guerre puisse être atteint.

Bourdieu : "Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu'ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu'ils n'ont pas posés, donc à imposer des réponses."

Cessez-le-feu

Les paramètres d’un volet sur le cessez-le-feu ont également éveillé notre intérêt. Pour 66 % des sondés, « un cessez-le-feu doit d’abord être conditionné à la libération des otages » (par opposition à 33 % pour qui « Israël doit cesser le feu le plus rapidement possible sans conditions préalables »). La première option met la charrue avant les bœufs, en suggérant qu’un accord de cessez-le-feu devrait être précédé d’un autre accord encadrant la question des otages. La réalité est que les négociations qui ont lieu depuis au moins janvier 2024 prévoyaient déjà leur libération.

Il n’a donc jamais été question de cessez-le-feu inconditionnel et on comprend que le seul objectif de ce versant de l’étude est de créer la perception que l’opinion publique ne souhaite pas de négociations dans l’immédiat, en tout cas pas tant qu’un certain prérequis — irréalisable — sera satisfait. Une vision qui ferait bien les affaires du gouvernement Netanyahu, accusé depuis le début de saborder volontairement lesdits pourparlers.

La solution à deux États

Un procédé similaire est utilisé pour décrédibiliser la solution à deux États : l’IFOP demande « Pensez-vous qu’une solution pacifique du conflit avec la création d’un État palestinien au côté de l’État d’Israël est envisageable dans un avenir proche ? »

 Juin 2024Octobre 2023 (rappel)
Total « oui »45 %34 %
    Oui, certainement7 %5 %
    Oui, probablement38 %29 %
Total « non »55 %66 %
    Non, probablement pas45 %51 %
    Non, certainement pas10 %15 %

Le choix des mots a son importance : les sondés ne sont pas invités à se prononcer sur la solution à deux États en tant que seule perspective de paix pour la région, mais sur la viabilité du projet dans un avenir proche. Compte tenu de la situation sur le terrain, il est évident que même les commentateurs les plus optimistes se montreraient prudents. Il s’agissait vraisemblablement d’une accroche visant à générer des gros titres paresseux comme « la majorité des Français ne croit pas que la solution à deux États soit réaliste ».

Un résultat intéressant révélé ici, et qu’à notre connaissance personne n’a relevé, est que la proportion du « oui » a significativement augmenté depuis octobre 2023. Cela tendrait à indiquer qu’à mesure que l’attaque du 7 octobre s’éloigne dans le temps, les sondés sont de plus nombreux à considérer que la solution à deux États est viable, malgré l’opposition farouche d’Israël.

Les manifestations propalestiniennes

La question la plus choquante de l’étude concerne l’adhésion aux manifestations de soutien au peuple de Palestine et leur poursuite.

Oui, vous y êtes favorable car manifester relève d’un droit25 %
Non, vous n’y êtes pas favorable car des propos antirépublicains ou même antisémites ont été proférés lors de certains de ces rassemblements75 %

L’IFOP adosse avec une certaine sournoiserie la liberté de manifester avec le cautionnement de l’antisémitisme. Il ne fait aucun doute que l’accusation à peine voilée a impacté la réponse des personnes consultées. On ne peut in fine que s’interroger sur le besoin impérieux qu’il y avait ici d’ajouter une justification à chaque catégorie, et le cas échéant, pourquoi seulement celles-ci ? Dans le même esprit et pour des résultats inverses, l’étude aurait pu proposer « Non, vous n’y êtes pas favorable car le massacre de populations civiles vous procure une joie délicieuse ».

Ce pan de l’étude est bon à jeter, et si l’IFOP s’entête à la maintenir pour les vagues suivantes, nous l’invitons cordialement à se limiter à un simple oui/non.

Les prises de position politiques

Une grande partie de l’étude est consacrée à la satisfaction des Français vis-à-vis des personnalités politiques qui se sont exprimées sur le conflit. De manière générale, ces résultats ne nous paraissent pas particulièrement intéressants car ils semblent davantage représenter la popularité inhérente de chacun de ces individus que leurs points de vue sur le conflit5Le détail des opinions exprimées montre d’ailleurs que l’affiliation politique des sondés est fortement corrélée avec les réponses données (ex : les électeurs Renaissance sont satisfaits à 81% des prises de positions de Gabriel Attal). Cela n’a pas empêché La Tribune de titrer que l’étude sanctionnait la ligne de LFI. :

Rappel Ensemble des Français 24-25 octobre 2023 (%)Rappel Ensemble des Français 7-8 novembre 2023 (%)Rappel Ensemble des Français 30 novembre-1er décembre 2023 (%)Rappel Ensemble des Français 2-4 avril 2024 (%)Ensemble des Français 11-12 juin 2024 (%)
Gabriel Attal4141
Marine Le Pen4342444037
Jordan Bardella3938394037
Emmanuel Macron4943463837
Gérald Darmanin4542423437
Dominique de Villepin373337
Gérard Larcher2833
Yaël Braun-Pivet3631302730
François Ruffin3331302729
Eric Ciotti3431302827
Eric Zemmour2825252322
Rima Hassan19
Jean-Luc Mélenchon1816191919
Manuel Bompard181917

Un élément particulièrement notable est la présence de Dominique de Villepin, seul personnage de la liste à ne pas être un membre actif (au sens : en activité) de la vie politique française. Cela s’explique par sa position assez critique vis-à-vis de la réaction d’Israël. On note que son indice de satisfaction reste stable sur la période considérée, la baisse en avril 2024 paraissant commune à l’ensemble du champ politique. Le CRIF, qui effectuait vraisemblablement un contrôle qualité de la campagne de dénigrement ayant visé Dominique de Villepin, fut sans doute déçu de constater que celle-ci n’a pas opéré.

Conclusion

Au prix de contorsions intellectuelles qui leur permettent de ne jamais tout à fait mentir, de nombreuses publications agissent sur le débat public à la manière d’un miroir déformant. Mais ces mirages, qui trahissent avant tout l’incurie journalistique, ne sauraient tromper qu’un regard oblique. Ils se dissolvent à l’instant où l’on consulte les chiffres. Apparaît alors un système de manipulation en deux phases : quelqu’un pose les mauvaises questions, puis d’autres mésinterprètent les réponses — malhonnêteté intellectuelle et négligence œuvrant de concert pour des lendemains moins éclairés.

Que le CRIF dépense des milliers d’euros tout au long de l’année pour influer sur le débat public ne surprendra personne : cela fait partie de ses missions. On attendrait en revanche d’un institut de sondage qu’il fasse montre d’un petit peu plus de sérieux quant à la conception de ses études, afin de produire des résultats qui soient tout simplement exploitables. Celui-ci répondrait certainement que son rôle se limite à répondre aux besoins de ses clients, ou plus prosaïquement déterminer quelles questions correspondent aux réponses attendues. Soit. Mais la vie de mercenaire n’est pas une fatalité, c’est un choix.

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