Médine et la gauche moraliste
Résumé des épisodes précédents
Croyez-le ou non, tout commence début juillet, lorsque Mathilde Panot (LFI), dans sa réponse au discours de politique générale de la Première ministre, la qualifie de « rescapée » — une référence à sa situation précaire, après plusieurs mois durant lesquels le champ médiatique n’aura eu de cesse de spéculer sur son possible limogeage. Aussitôt, des esprits macronistes chagrins montent au créneau : s’agissait-il là d’une allusion ignorante ou malveillante à l’histoire familiale d’Élisabeth Borne, dont le père a été déporté durant la Seconde Guerre mondiale ? On peut renverser la question : et les instigateurs de la polémique, étaient-ils mal intentionnés ou simplement stupides1La réponse est, bien sûr, qu’ils sont mal intentionnés. La mention hors sujet de Jean-Marie Le Pen dans le tweet en question trahit l’intention réelle : construire une équivalence disqualifiante entre LFI et le RN. ?
Quelques jours suffisent à ce que le soufflet se dégonfle. Cela ne dissuade pas Rachel Khan, un mois plus tard, de remettre le couvert en relançant Mathilde Panot sur le sujet2On notera que dans ce tweet, les usages du mot « rescapé » sont devenus ironiques, révélant une fois de plus la nature malhonnête, sinon malveillante, de l’attaque. — y mêlant le rappeur Médine parce que pourquoi pas ? Ce dernier tombe dans le panneau en répondant à un adversaire qui brandissait bien haut son totem d’immunité. Pour le reste du pays, c’est punition collective : deux mois de polémique stérile.
C’est qui Rachel Khan, déjà ?
Dans un article paru début 2022, Mediapart listait Rachel Khan parmi les « laïcs de combat » ayant rejoint les rangs de la macronie. Celle-ci, très proche du secrétariat général de l’Élysée (Alexis Kohler), « a fait de l’anti-wokisme son cheval de bataille ». Elle a participé à la campagne du président de la République à travers le groupe des « relais de la société civile », où elle traitait des questions d’immigration, d’intégration et de laïcité.
Son parcours dans le monde de l’antiracisme, documenté dans un article de Regards (archivé) surprend : elle participe d’abord à un documentaire qui donne la parole à 24 femmes noires, puis à une pièce de théâtre non mixte qui dénonce les violences policières, et enfin un ouvrage collectif intitulé Noire n’est pas mon métier. Peu à peu, elle dérive. Si en 2019, elle est « honorée » d’organiser une cérémonie avec Assa Traoré (par ailleurs invitée à monter sur scène lors de la pièce de théâtre), elle juge en 2021 que le combat de cette dernière est « d’un opportunisme dérangeant3Valeurs Actuelles est le Carbone 14 du militant antiraciste. Lorsque le journal prend la défense de l’un d’entre eux, on peut dater assez précisément une sortie de route. ». En 2021, elle publie un roman, Racée, dans lequel elle déploie sa vision de l’antiracisme sauce Manuel Valls et rejette le terme de « racisée ». Elle critique dans la foulée le « discours victimaire des pseudo-antiracistes » dans Le Figaro et se répand aujourd’hui en hommages aux gendarmes de l’affaire Adama Traoré sur X.
Bref, un parcours qui se lit de gauche à droite, d’atelier non mixte au plateau de CNEWS. Ce revirement l’a contrainte à quitter La Place, centre culturel hip-hop de la ville de Paris qu’elle codirigeait, suite à une lettre ouverte de son conseil d’administration attaquant ses positions. C’est précisément ce à quoi Médine faisait allusion dans son tweet :
ResKHANpée : personne ayant été jetée par la place Hip Hop, dérivant chez les social traîtres et bouffant au sens propre à la table de l’extrême droite
Médine
La dernière partie fait référence au fait que Rachel Khan a déjeuné chez Marine Le Pen au printemps 2021 — l’histoire ne dit pas si la première a questionné la seconde au sujet des propos « ironiques » de son père. En un mot comme cent, la définition donnée par Médine s’avère rigoureusement exacte.
La question de l’antisémitisme
On pourra rétorquer à ce stade que, quels que soient le positionnement politique ou les compagnons de repas de l’intéressée, rien ne justifie des propos antisémites. C’est tout à fait vrai. Aussi, examinons-les. L’ensemble de la polémique tourne autour du terme « rescapé ». La meilleure manière de trancher un débat pourri est toujours de revenir aux définitions.
rescapé : Qui est sorti sain et sauf d’un danger, d’une catastrophe, d’un sinistre.
Dictionnaire de Français Larousse
antisémitisme : Doctrine ou attitude systématique de ceux qui sont hostiles aux juifs et proposent contre eux des mesures discriminatoires.
Sans même prendre la peine de feindre la surprise, on note que le terme de « rescapé » n’est absolument pas associé à la Shoah. Il semble donc possible de qualifier quelqu’un de rescapé sans qu’il soit question des heures sombres de l’histoire (par exemple pour une personne qui a survécu à un remaniement gouvernemental). Quant à l’antisémitisme, il faut s’attarder un peu sur le mot « systématique » de la définition, qui rappelle une vérité pourtant élémentaire : parfois, on se prend la tête avec une personne de confession juive sans qu’il soit question de religion.
Lorsqu’il fait un (mauvais) jeu de mots avec le nom de celle qui vient de le traiter de « déchet à trier », Médine fait-il allusion aux ancêtres de Rachel Khan, ou bien aux évènements mêmes qu’il mentionne dans son tweet ? L’écart s’inscrit-il dans un comportement systématique ? Bien sûr que non. Contre Attaque rappelle parfaitement l’engagement de l’artiste contre toutes les formes de discrimination. Et si certains mots sont des délits, comme le rappelle Rachel Khan dans sa tribune au Monde (dont on regrette qu’il n’ait pas ouvert ses colonnes à Médine aussi), on la laissera clôturer le débat en portant plainte ou en se taisant à tout jamais.
Moralistes moralisés
Que les organes de presse de Bolloré montent en épingle l’épiphénomène, on pouvait s’y attendre. Les fascistes n’aiment rien de plus que diluer leur propre racisme dans celui qu’ils espèrent chez les autres. Il était plus intéressant en revanche de regarder la gauche s’enliser dans la controverse : la seule chose qui soit ressortie des universités d’été d’EELV et LFI, finalement, aura été la présence du rappeur et les péripéties qui l’auront entourée, entre explications de texte et venues annulées en guise de protestation.
Car si l’extrême droite a savonné la planche, il ne faut pas négliger l’empressement avec lequel la gauche s’est précipitée dessus. Le fait est que le centre gauche ne vit plus aujourd’hui que par ses gesticulations, parfois sincères, sur les questions morales. Le quinquennat Hollande a atomisé la social-démocratie : il n’en reste que la bonne conscience que le PS peut désormais usurper sans se confronter à la réalité. EELV, qui a dû abandonner le sujet de l’écologie à LFI faute de pouvoir le découpler de la question du capitalisme, n’existe plus qu’à travers le féminisme punitif de Sandrine Rousseau. Là où Rachel Khan critique une rente victimaire des minorités, on pourrait en miroir renvoyer à elle et toute une partie du champ politique une accusation de « rente indignatoire4Néologisme assumé. ». Livrés à eux-mêmes, ces gens-là n’ont finalement plus grand-chose à dire. Pousser des cris d’orfraie constitue le dernier rempart avant l’insignifiance.
La stratégie est perdante. Les États-Unis l’ont éprouvée pour nous, pendant 4 ans : les réactions consternées aux outrances de Donald Trump ne l’ont pas découragé mais nourri, elles ont plongé le pays dans une ère post-vérité que les extrêmes droites du monde entier leur envient. La gauche moraliste ne peut que réagir aux discours haineux autres, laissant le choix des sujets à ceux qui n’ont jamais honte de rien. Pire, parce que son identité est désormais de laver plus blanc que blanc, elle est condamnée à se phagocyter, faisant sauter les têtes une par une, maladresse après dérapage. La forme finale de la pureté militante, c’est ce Battle Royale bon à générer des likes mais qui ne produira que des défaites (à gauche).
Le courage, ç’aurait été de soutenir Médine en écartant la polémique d’un éclat de rire. L’inconvénient, bien sûr, est qu’il aurait alors fallu retourner faire de la politique.
Un commentaire sur “Médine et la gauche moraliste”
Les commentaires sont fermés.