Féminisme punitif : un cas d’espèce

Féminisme punitif : un cas d’espèce

Dans le maëlstrom des combats quotidiens contre le sexisme, un essai d’Elsa Deck Marsault paru en 2023 avait retenu notre attention. Avec « Faire justice : moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes », elle étudiait les tendances quasi-autoritaires des milieux militants – pourtant marqués à gauche – sur les questions de sexismes. Elle y soulignait les points suivants :

  • Les cercles militants ont explicitement adopté des approches offensives pour traiter les problèmes de sexisme : dénonciations publiques, boycotts, parfois harcèlement des accusés. Il reste cependant à démontrer que celles-ci produisent des résultats, tandis que leurs effets délétères sont manifestes.
  • Devant la difficulté (voire l’échec patent) à provoquer les changements structurels seuls à même de faire progresser la cause féministe, l’échelle individuelle devient le seul espace de lutte où l’on peut encore escompter des résultats. Faute de pouvoir faire cause commune contre le patriarcat ou le capitalisme, qui attaquer sinon le camarade sans doute imparfait qui se tient à portée de main ? L’impasse de l’approche politique débouche sur la voie de garage du moralisme.

La penseuse féministe anticarcérale Gwénola Ricordeau relevait de son côté le paradoxe inhérent au fait d’ériger l’action judiciaire en alpha et oméga de la riposte féministe, tant la stratégie repose sur ce grand producteur de sexisme qu’est l’institution policière.

Ces observations judicieuses expliquent pourquoi les affaires de violences sexistes et sexuelles semblent faire plus de ravages à gauche que de l’autre côté de l’hémicycle (l’objet n’est pas de contester leur matérialité), ou encore dans les cercles intellectuels et culturels. On nous rétorquera qu’il faut bien commencer par balayer devant sa porte. Soit. Mais à ne traiter que les symptômes, il se pourrait que ledit nettoyage nous occupe un certain temps.

L’affaire Bantigny/Bégaudeau

Un fait divers récent illustre parfaitement la situation. Début 2020, François Bégaudeau1Disclaimer : l’auteur de ces lignes reconnaît volontiers une grande admiration pour le talent d’auteur du personnage et s’abstiendra de contester toute accusation de partialité. participe à une conversation sur le forum de son site personnel, au détour de laquelle il commet cette poignée de lignes dénuées de tout raffinement : « Dans le milieu radical parisien, Ludivine est connue pour être jamais la dernière. Tous les auteurs de La Fabrique lui sont passés dessus, même Lagasnerie. » Ludivine « en question » Bantigny, universitaire spécialiste d’histoire politique et sociale qui ne l’a jamais rencontré, se voit notifier le propos par son éditrice le 20 mai 2020. Elle écrit un mail qu’on suppose corsé à l’auteur et relate parallèlement son indignation sur Twitter. Il semble que le message d’origine circule aussi sur Facebook et des personnalités de la sphère féministe s’apprêtent à le commenter.

L’écrivain François Bégaudeau et l’historienne Ludivine Bantigny.
JOEL SAGET/AFP – DIDIER ALLARD/INA VIA AFP

L’incident devient viral. L’intéressé répond au courriel le lendemain et sa réponse déçoit : il explique que sa sortie, certes grossière, s’inscrit dans le cadre d’une discussion sur le mode burlesque et qu’il s’agissait d’humour « beauf » ou de mauvais goût dont l’historienne se retrouvait (quelque peu paradoxalement mais sans mauvais esprit) davantage objet que sujet2Le contenu de ce mail n’est pas connu, mais il a déclaré plus tard : « Un internaute m’avait demandé de lui recommander des livres, Ludivine Bantigny figurait dans la liste. Je venais de lire son livre sur Mai 68, que j’avais trouvé très fort,a-t-il expliqué. Un internaute revient et me dit qu’il est conquis. S’enclenche alors un sketch entre lui et moi, je le connais, je sais qu’il a beaucoup d’humour. Il appelle Ludivine Bantigny “la Garbo des historiens”, “la divine”. Je suis rentré dans le jeu, dans le rôle de celui qui va attiser la jalousie. C’est là que je commets ce post trivial, grossier. […] Il était passé relativement inaperçu, très peu commenté. C’était de l’humour de mauvais goût, beauf, tout ce qu’on veut. ». Fustigeant un refus de s’excuser, Bantigny s’associe à Chiennes de Garde et porte plainte pour diffamation en raison d’appartenance à un sexe.

Presque quatre ans plus tard jour pour jour, le tribunal relaxe Bégaudeau sur une décision mi-figue mi-raisin : d’un côté il ne se prive pas de rappeler le caractère « obscène » du propos « indéniablement empreint de sexisme », de l’autre il écarte la diffamation car « aucun fait précis n’est réellement imputé à Ludivine Bantigny ». En effet, seuls les faits vérifiables et prouvables (par opposition aux jugements de valeur) peuvent être considérés comme diffamatoires. Lorsque le juge insiste sur la volonté manifeste de « rabaisser Ludivine Bantigny, en tant que femme », il égratigne moins Bégaudeau que les avocats d’en face car cela sous-entend qu’une plainte pour injure3L’injure est caractérisée par l’imputation intentionnelle à une personne clairement identifiée de faits vagues ou indéterminés, et la nature méprisante des propos en question. Soit précisément ce que la décision reconnaît. Quelque peu emportée par son émotion, la journaliste de Mediapart passe totalement à côté de cet aspect. aurait prospéré.

Une analyse pragmatique de la stratégie

L’objet ici n’est pas de contester le ressenti de l’une4« Une souillure » à l’idée d’être considérée comme « un paillasson sur lequel les hommes passent ». ni de vilipender l’autre. Puisque la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris – choisie par l’accusation, il faut le rappeler – a tranché l’affaire, celle-ci doit être considérée comme close. Notre intérêt se porte davantage sur cette stratégie, dont on peut commencer par observer qu’elle ne produit que des insatisfaits : on voit mal ce que chacun retirera de la mésaventure, sinon un goût amer et une bonne dose de ressentiment.

Il semble légitime de demander si la longue attente d’un dénouement judiciaire n’a pas causé davantage de souffrances à la plaignante que l’émotion d’origine, et si l’échec de la procédure (à coup sûr vécu comme une violence systémique) ne constituera pas une gifle plus douloureuse que n’importe quelle muflerie. Mais elle aurait dû gagner ! protestera-t-on. Dans ce cas de figure, quelle peine aurait restauré sa dignité ? Un euro symbolique, mille euros, dix-mille euros auraient-ils racheté ces quatre ans durant lesquels la procédure judiciaire lui a occupé l’esprit ?

Un effet pervers d’avoir porté l’affaire devant divers tribunaux (celui de la république comme le fameux parquet antimachiste d’𝕏) est qu’il met fin à toute possibilité de dialogue. Sans supposer que François Bégaudeau aurait accepté de s’excuser dans d’autres circonstances, il faut bien reconnaître que la fenêtre d’opportunité se refermait à l’instant où la procédure s’engageait. Toute déclaration dans ce sens aurait plus tard été retenue contre lui, interprétée comme un aveu. Il devenait entièrement rationnel de nier en bloc.

Ludivine Bantigny avait ses raisons de réagir comme elle l’a fait, nous ne les connaissons pas et il ne nous appartient pas de les critiquer. Notre analyse d’observateur extérieur suggère en revanche que la stratégie conduisait exclusivement à des issues négatives.

Une autre forme de justice

Que fallait-il donc faire ? En premier lieu, la distinction entre plusieurs fonctions de la justice :

  • La fonction punitive. Centrée sur le coupable, elle lui inculque (par renforcement négatif) une modification de comportement.
  • La fonction réparatrice. Celle-ci vise à restaurer la dignité de la victime et/ou à compenser le tort qu’elle a subi.
  • La fonction dissuasive : encourager la société à respecter le droit par la crainte d’un châtiment.
  • La fonction transformatrice, qui aspire à comprendre les causes d’un fait et les ressentis suscités, afin qu’ils ne se reproduisent plus.

Lorsqu’on entreprend une quête de justice, avec ou sans implication du tribunal, il convient de se demander laquelle ou lesquelles de ces fonctions sont recherchées. En l’espèce, plusieurs évidences s’imposaient dès les premiers instants :

  • Compte-tenu de la faible portée de l’offense (comparativement à un meurtre par exemple) et de la personnalité de l’accusé, il semblait clair que la peine n’atteindrait jamais des sommets de sévérité et ne serait pas de nature à susciter une remise en question profonde.
  • Nous avons vu, en ce qui concerne la fonction réparatrice, que la procédure elle-même occasionnait peut-être davantage de mal que de bien, quelle que soit son issue.
  • L’aspect dissuasif est une fable, car les délits d’inélégance ne procèdent pas d’un calcul rationnel. Nul ne rédige un message injurieux en soupesant chaque mot afin de déterminer s’il demeure dans le périmètre restreint du droit français.

Reste la fonction transformatrice, seule dont les cours de justice ne se préoccupent guère. L’email initialement envoyé à François Bégaudeau se suffisait sans doute à lui-même, ou peut-être aurait-il pu marquer le début d’un débat utile où chacun exprimerait son ressenti. En cas de différences irréconciliables, nous prétendons que la catharsis d’un « t’es vraiment un gros porc » lapidaire aurait accompli infiniment plus que tout ce qu’il s’ensuivit.

Mais il est d’autant plus aisé de se noyer dans un verre d’eau qu’on y a au préalable déclenché une tempête.

Quiconque consulte le message de Bégaudeau incriminé comprend aussitôt qu’il déshonore davantage son auteur que sa cible. Cela, lui-même l’admet lorsqu’il reconnaît « une faute de goût » tout en faisant l’éloge du travail de l’historienne.

Y avait-il besoin de plus ?