L’impensé du cyber-syndicalisme

L’impensé du cyber-syndicalisme

À la fin du mois de juillet dernier, une panne informatique causée par une mise à jour de la société CrowdStrike a causé des tumultes sans précédents. Aéroports à l’arrêt, chaînes de télévisions coupées, des perturbations jusqu’à la bourse de Londres… L’affaire a fait grand bruit et beaucoup ont découvert la grande fragilité des systèmes d’information devenus indispensables au bon fonctionnement de l’activité humaine. Les professionnels du domaine y ont surtout vu la confirmation de ce qu’ils suspectaient déjà… Un développeur maladroit, seul et par mégarde, avait accompli ce dont dix millions de personnes dans les rues s’étaient montrés incapables : mettre l’économie à genoux.

Malgré vingt ans de défaites, la stratégie de la gauche demeure inchangée. Ses représentants les plus brillants continuent d’appeler à une coalition autour des secteurs du transport ou de l’énergie, et on ne s’est jamais détachés de cette mythologie du grand soir durant lequel la classe ouvrière se soulèverait. Problème : cette notion de « grand soir » date de 1882 et depuis, le monde a changé.

Premièrement, la classe ouvrière en question a été atomisée, ubérisée, délocalisée : il n’y a qu’à voir les efforts que notre camp déploie dans l’espoir de refonder cette conscience de classe qui permettrait de fédérer les énergies. Las, le réel ne se moule plus dans ce découpage. Deuxièmement, les individus supposés constituer cette classe se sont largement détournés de la gauche. Une analyse des derniers résultats électoraux montrait sans ambigüité que plus la catégorie socio-professionnelle est basse, moins on vote à gauche – spécifiquement, le NFP a fait ses scores les plus bas chez les ouvriers (à égalité avec les retraités). Il s’ensuit qu’un soulèvement populaire de ce type, à l’heure d’aujourd’hui, produirait vraisemblablement l’inverse des résultats escomptés : un état fasciste. Troisièmement, et c’est sans doute le point clé : il n’est pas évident que les vestiges de la classe ouvrière disposent encore des moyens matériels d’établir un rapport de force favorable.

L’objet n’est pas de suggérer à la gauche radicale d’opérer un tournant stratégique qui laisserait le prolétariat dans le rétroviseur, au contraire. La gauche doit continuer de défendre les intérêts des travailleurs et se tenir à leurs côtés à chaque fois que l’occasion se présentera, car c’est son ADN et son cœur battant. Mais il faut avoir la clairvoyance de constater qu’ils n’ont peut-être plus la capacité d’être les seuls moteurs de la lutte sociale, a fortiori lorsqu’on tient compte de leur éparpillement idéologique. L’extrême droite a conquis cet électorat sur une période de 20 ans et il en faudra sans doute autant pour redresser la barre. Que fait-on en attendant ?

Pareil, mais cyber.

Avec la transformation de l’économie, le centre de gravité du pouvoir de nuisance s’est déplacé. En 2024, toute grande entreprise est secrètement une boîte d’informatique. Il n’existe plus aujourd’hui de société majeure qui ne développe pas ses logiciels internes, qui ne maintienne pas un réseau informatique complexe, ou qui n’ait à gérer des problématiques de flux de données avec le fameux « cloud ». Par « saisir les moyens de production », il faut désormais entendre serveurs et disques durs, pas fraiseuses ni pelles mécaniques.

En soulignant ceci, il ne s’agit pas de romantiser l’étrange caste des informaticiens. Le fait est qu’ils ont de la puissance mais très peu de pouvoir. Ils subissent aussi une organisation du travail absurde et infantilisante. La même sous-bourgeoisie empoisonne leurs existences. Leurs statistiques de burn-out n’ont pas à rougir de la comparaison avec les autres domaines. Seulement voilà, ils contrôlent l’outil de travail, pas juste le leur mais celui du monde entier. Comment se fait-il qu’il ne soit jamais venu à personne l’idée de le prendre en otage ? Il faut croire qu’à eux aussi, la conscience de classe fait défaut.

L’objet de cet article est d’encourager les organisations de gauche à aller chercher la force là où elle est, par opposition à là où elle fut. Qu’un administrateur système aie le courage d’éteindre les machines, les routeurs – qui d’autre saura les rallumer ? – et soudain un rapport de force sera créé. Chaque semaine, la presse nous rappelle que les patrons sont prêts à verser des millions d’euros à des criminels pour remettre les stations de travail en route. Pourquoi pas aux travailleurs pour changer ? Mais la puissance d’un individu isolé est à double tranchant : seul, il peut beaucoup mais se révèle proportionnellement facile à sanctionner. Si les syndicats souhaitent sortir de leur stratégie de défaite honorable, peut-être pourraient-ils lui étendre sa protection ? Quelle serait la force de frappe de la CGT si demain elle se dotait de toute une section geeks-à-lunettes ?

Il s’avère que l’un des derniers sociotypes votant encore pour le NFP est précisément celui qui nous occupe : jeune, éduqué, vivant en milieu urbain ou périurbain. Le terreau est là, il n’attend qu’à être cultivé. D’un côté, un courant politique qui ne sait plus gagner, la faute à un forcené ne respectant plus que la brutalité. De l’autre, une force latente totalement désorganisée.

Discutons.

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